Ikigami – Le dernier jour du reste de ta vie

« Je crois sincèrement en la prospérité nationale. »
Fujimoto

L’année dernière il avait été question par ici de dēmokratía de Motorô Mase. Aujourd’hui nous nous attaquons à sa série précédente également parue chez Kazé : Ikigami – Préavis de mort. Réédité en format Ultimate, ce manga nous emmène dans un pays où une partie de la jeunesse est éliminée pour permettre au reste de la population de réaliser l’importance de la vie. Vous avez dit paradoxe ?

Tome 1 Ultimate

Se sacrifier pour son pays

Donner sa vie pour quelque chose de plus important que soi : voilà un geste altruiste digne d’éloges. Cette logique est poussée loin dans Ikigami : pour donner toute sa valeur à la vie et faire en sorte que les citoyens réalisent à quel point elle est précieuse et ne doit pas être gâchée, existe la loi pour la sauvegarde de la prospérité nationale. Elle consiste en ce que chaque enfant reçoit un vaccin lorsqu’il est en bas âge. Ce vaccin contient une nano-capsule dont une sur 1000 éclate lorsque les individus ont entre 18 et 24 ans. 10 000 personnes meurent ainsi chaque année. On voit ici que la logique de l’Ikigami procède d’une logique sacrificielle : si le bonheur de tous est mon but, je dois sacrifier mon propre bonheur au bonheur  des  autres.

Cette loi est supposée avoir des retombées positives pour la collectivité si bien que les disparus ont le statut de héros, leurs proches touchent une allocation… La loi n’est ainsi pas contestée dans ses principes et a des conséquences positives. Elle est posée comme un fondement de la prospérité du pays, l’a remis sur pied et incite chacun à faire de son mieux, à être productif… Où l’on voit poindre un thème qui hante le Japon : la difficulté à installer l’économie sur un sentier de croissance durable depuis l’éclatement des bulles immobilière et boursière au début des années 1990.

Pour autant si les parallèles avec le Japon sont nombreux (Ikigami/Akagami, le traité militaire liant le pays d’Ikigami à un grand allié n’est pas sans rappeler les accords liant le Japon aux États-Unis, les tensions avec un pays voisin appelé Fédération populaire asiatique ne sont pas sans évoquer l’empire du Milieu…) le pays où se déroule Ikigami n’est pas le Japon. Mais il pourrait le devenir… aussi le manga a une dimension de mise en garde : en mêlant des éléments passés, en poussant une idée le plus loin possible, Motorô Mase nous montre que le pire peut arriver et qu’une fois installé le remettre en question n’est pas facile en dépit de tentatives ponctuelles et dispersées.

Distribution
Fujimoto distribuant un Ikigami

Le jour le plus long

Ne pas procrastiner, vivre chaque jour comme si c’était le dernier : ces propos prennent tout leur sens ici. D’autant plus que le système de l’Ikigami fonctionne de sorte que les condamnés n’apprennent leur mort que 24 heures à l’avance. Pendant ces derniers instants, les personnes peuvent se déplacer gratuitement, bénéficier de plusieurs avantages (nourriture, vêtements…) quand elles se rendent dans les enseignes « partenaires » de l’opération. Le dernier repas des condamnés.

Toutefois un problème logique apparaît : si la personne connaît le terme de sa vie, est-ce que tout n’est pas permis ? Á quoi bon respecter les lois, règles… alors que la vie s’apprête à nous quitter ? Ils n’ont plus la vie devant eux alors à quoi bon bien se tenir ? Parce que s’ils se comportent mal ce seront leurs proches qui seront pénalisés : ils seront stigmatisés, ne recevront aucun dédommagement, devront rembourser les dégâts occasionnés… Pour autant cela ne suffit pas toujours à éviter les drames et assurer que les futurs sacrifiés se comportent docilement.

Car les réactions à l’annonce de la mort prochaine sont différenciées. Les histoires proposées par l’auteur vont éclairer ce point. En effet, si ce n’est la dernière séquence du manga, les autres s’organisent grosso modo de la même manière : une présentation du passé du personnage est donné, puis vient le jour où il reçoit l’Ikigami, les 24 heures défilent alors (avec le plus souvent une ellipse pour les derniers instants) puis une sorte d’épilogue survient, qui fait le bilan de ce qui s’est passé qui permet, au-delà du cas singulier, d’éclairer et de dévoiler progressivement l’univers du manga.

Toutefois s’il y a récurrence dans le déroulement des histoires il n’y a pas redondance. Chaque trajectoire est différente, permet d’aborder de multiples domaines (musique, break dance, photographie, politique, télévision, l’école…). Ceci implique qu’en fonction de nos sensibilités, de notre vécu, certaines histoires nous toucheront plus que d’autres. Á titre personnel j’ai beaucoup aimé l’histoire de Kazuza Teranishi, de F.K, de Katsunori Tsumura. Par parenthèse, sur les 19 récits de vie proposés, 3 concernent des femmes, 16 des hommes.

Vaccin des jeunes
Le sourire des uns, la souffrance des autres…

L’éveil et l’absurde

Pour fonctionner, le système de l’Ikigami repose sur des femmes et des hommes. Notre guide se nomme Fujimoto : un jeune fonctionnaire, anonyme parmi les anonymes, dont le métier consiste à livrer l’Ikigami aux personnes concernées et à rédiger un rapport post mortem. Une fonction bien réglée, pas nécessairement bien vue (ni rémunérée) pour une distribution de préavis de mort qui n’est pas réglée comme du papier à musique : l’Ikigami n’est pas toujours remis 24 heures avant car la personne ne se trouve pas forcément chez elle, n’a pas de domicile fixe… Pour autant on voit qu’avec les nouvelles technologies un mail sera envoyé aux personnes pour les informer qu’un préavis de mort leur a été adressé. La technologie pour le meilleur et pour le pire…

Si Fujimoto a à cœur de bien faire son travail et d’être un bon citoyen un changement va s’opérer en lui. Comme le pompier Montag dans Fahrenheit 451 il va progressivement questionner son métier et le système au-dessus de lui. Au fur et à mesure qu’il distribue la mort sa conscience (politique) prend vie. Nous réalisons que la loi n’est que la partie émergée de l’iceberg et dans un dernier élan, Motorô Mase dévoilera le véritable objectif poursuivi, un dévoilement qui illustrera la nature profonde du pouvoir en place. Nous sommes dans un pays autoritaire où on est incité à dénoncer les éléments « dégénérés » qui s’écartent de la ligne pour qu’ils soient remis dans le droit chemin. Tout le monde surveille tout le monde. Un parfum de 1984 flotte sur Ikigami et l’atmosphère devient de plus en plus tendue, situation symbolisée par le changement de la figure féminine avec laquelle échange ponctuellement Fujimoto : la psychologue Mlle Kubo étant remplacée par l’inspectrice Kaga chargée d’évaluer son travail.

Au fond, le manga interroge notre capacité de mobilisation face à une situation révoltante. Comme l’ont bien montré nombre de travaux sur les mouvements sociaux, le plus surprenant est de comprendre pourquoi il n’y a pas davantage de révoltes, protestations… Des jeunes meurent, les autres et les plus vieux ne disent rien. Une forme d’insensibilité prédomine (cf. l’histoire entourant Hitomi Ôba), renforcée par la faible probabilité d’occurrence (1/1000), le statut de héros et la banalisation du phénomène (800 personnes meurent chaque mois). « La mort d’un homme est une tragédie, celle d’un million d’hommes une statistique » pour reprendre un propos attribué à Staline.

Magistral
La plus belle planche du manga à mes yeux

De Brevitate vitae (De la brièveté de la vie)

Á l’instar de dēmokratía, Ikigami – Préavis de mort ne laisse pas le lecteur inactif au fil de sa lecture. Il ne peut que réagir par rapport au système imaginaire (pour l’instant ?) mis en place, sur la vie en société avec son lot d’épreuves, de vexations, de bonheurs trop rares et la réflexion finit par porter sur la vie tout court (la nôtre et celle des autres) et la valeur que nous lui accordons. Motorô Mase met ainsi en mots et en images tous ces éléments tout en accordant une grande place au volet émotionnel avec une opposition forte entre la froideur de l’administration et les explosions de sentiments chez les personnes recevant l’Ikigami et celles qui les entourent.

En somme Ikigami fait partie de ces séries qui permettent de nourrir sa réflexion, de la confronter avec nos idées, nos lectures et qui constitue un premier jalon posé par Motorô Mase dans ses réflexions concernant le fonctionnement de nos sociétés, qui sera complété par dēmokratía… en attendant la suite ?

 

N.B.: toutes les images présentes dans cet article n’ont qu’une fonction illustrative et demeurent la propriété de Motorô Mase, Shôgakukan et Kazé Manga.

 

Publié par

Anvil

Lecteur de manga, manhua, manhwa... visionneur d'animés, films... et de plein d'autres "trucs" car ma curiosité n'a (presque) pas de limites. Je suis touche-à-tout sans être bon à rien. Les avis présents ici n'ont, par conséquent, aucune prétention si ce n'est celle d'offrir un point de vue sur une œuvre qui m'a interpellé. Vous pouvez me retrouver sur Twitter : @Anvil_G ; sur Sens Critique : Anvil et ailleurs... See you Space Cowboy!

6 réflexions au sujet de “Ikigami – Le dernier jour du reste de ta vie”

    1. Oui il y a des parcours de vie qui sont bien condensés et l’auteur parvient à proposer une grande variété tout en faisant avancer l’intrigue sans se prendre les pieds dans le tapis. Chapeau.

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  1. C’était une lecture assez perturbante qui fait réfléchir. Et pourtant, on n’a pas vraiment la vision d’une société totalitaire ou quoi ce soit. Les gens vivent assez normalement, excepté cette loi censée souligner la valeur de la vie, et que tout le monde accepte. Logique complètement absurde oui, que cette sacrifice d’une vie pour le bien commun. La société passe avant l’individu,..et en même temps, on voit que c’est une société très individualiste (ou alors très soumise à la loi) parce que tant qu’on n’est pas concerné, tout va bien.
    Politiquement, c’est très paradoxal : la politique, la chose commune, est censée protéger tous les individus à travers le droit ; sinon il n’y aurait aucun intérêt à faire société. Dans Ikigami, c’est un peu la théorie hobbésienne poussée à l’extrême : les individus ont abandonné leur violence à l’Etat (le Léviathan), et ainsi ce n’est plus la guerre de tous contre tous. Mais le pouvoir de l’Etat a surtout un effet dissuasif. Or là, cette violence est exercée sur la vie même de l’individu de manière totalement arbitraire, à valeur d’exemple pour la communauté. Les morts ne sont même pas une menace pour la société. La voie est ouverte à la révolte.
    Il y a aussi la question du bonheur qui est en jeu, ainsi que l’interrogation sur ce qu’est une bonne société. On pourrait adapter les idées eudémonistes des utilitaristes qui calculent le bonheur d’une société selon une logique additionnelle, cumulative. Mais un taux élevé de bonheur cache bien des tragédies, comme on le voit bien dans ce manga.
    La prédominance du social est aussi à mettre en lien avec la production des normes. Dans une telle société, il y a une forme de banalisation de la mort, renforcée aussi par l’anonymat des personnes touchées. On a fini par considérer cela comme normal, d’où l’absence de révolte. C’est vraiment intéressant cette question des normes qu’on finit par intérioriser, naturaliser.
    Enfin je me dis que ce n’est pas par hasard que ça concerne le Japon, connu pour sa logique sociale très organique, et l’aspect sacrificiel qui semble faire parti de leur culture (les kamikazes par ex).

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    1. Merci pour cette riche réflexion !

      Oui la société d’Ikigami n’apparaît pas comme une société totalitaire même si elle est foncièrement autoritaire. Le consentement est là et les quelques personnes qui tentent de remettre en cause la loi sont rééduquées pour ne plus faire de vagues. L’ordre et la prospérité, cela ferait un joli slogan pour cette société. Les habitus des agents sont bien réglés/ajustés pour qu’il n’y ait que rarement des sorties de route… à l’exception des personnes qui reçoivent l’Ikigami.

      Il est alors d’autant plus intéressant de voir le dérèglement que produit l’annonce de sa mort prochaine, comme s’ils retrouvaient une certaine liberté. Il y a quand même une certaine malveillance à annoncer la mort 24h à l’avance. Mais si rien n’était dit tout le monde vivrait dans la crainte entre 18 et 24 ans et la société serait sans doute dysfonctionnelle au possible. Là une partie de l’incertitude est levée.

      Les figures du Léviathan et de Big Brother guettent et pour autant en apparence la société que l’on voit est proche de nos sociétés contemporaines. Mais l’usage que fait l’État de son monopole de la violence physique (et symbolique) légitime(s) a de quoi faire frissonner. Le felicific calculus est à revoir ! Motorô Mase ne va pas jusqu’à un appel à la pensée libertaire ou anarchiste, sa critique est plutôt réformiste même si dans son autre série on voit que la manière de produire de la démocratie peut prendre une mauvaise tournure.

      Surtout, on termine la série en se demandant : et si ça nous arrivait comment réagirions-nous ? Comme l’évoque un personnage à un moment, il y a dû y avoir de sacrés problèmes pour qu’on en arrive à faire voter une telle loi. En regardant la situation actuelle j’en viens à me demander si chaque société n’a pas déjà sa loi pour la prospérité d’une manière ou d’une autre…

      Bref, je prolonge mal ton propos qui est fort stimulant !

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  2. Non, au contraire c’était très intéressant !

    Je n’ai pas encore tout lu, mais il est certain que cette société a un côté très réaliste avec cette rationalisation du système qui nous rappelle notre monde moderne. En ce sens, on s’y identifie mieux que le monde dystopique de 1984 par exemple, ce qui est très inquiétant. Parce que « l’ordre et la prospérité » que tu évoques semblent bien le rêve explicite de nos sociétés actuelles (surtout « prospérité »).
    Justement, il me semble que cette loi a pour origine de nombreuses crises : économique, sociale, politique. Ce serait pas une référence à ce qui s’est passé au Japon dans les années 1990 ? Je crois que j’ai lu ça quelque part, mais c’est tout à fait plausible, et dans ce cas, l’auteur est parti plus ou moins d’une situation réelle.
    Ah notre loi de la prospérité, si elle existe, n’est sûrement pas aussi radicale que ce qu’on trouve dans le manga. Etant donné la prédominance du domaine économique, je dirais que la croissance se fait souvent au détriment de certains, ce qui fait qu’on va vers une société de plus en plus précarisée (libéralisme oblige). A mon avis, la précarité est plus ou moins l’équivalent de la mort arbitraire dans le manga, sauf que c’est plus lent, plus invisible et en même temps ça touche plus de monde.
    Bref peut-être que je délire complètement en projetant mes propres inquiétudes.
    Il faudra que je jette un jour un oeil sur Demokratia (lorsque j’aurais envie de faire travailler un peu ma petite cervelle, ce qui n’arrive pas souvent).

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    1. Merci !
      Oui, l’identification opère mieux par rapport à 1984, cela rend les différents cas de figure encore plus « glaçants ». La prospérité pour tousdoit bien faire partie d’une forme d’inconscient qui traverse bon nombre de nos sociétés dites développées. Joli parallèle entre précarité et mort arbitraire. Associée à la montée des inégalités (et au fait qu’en général elles ne se réduisent qu’après des guerres ou des chocs majeurs) il y a en effet de quoi nourrir l’inquiétude et les priorités de nos sociétés.
      Je me demande en effet s’il n’y a pas le Japon des années 1990 et peut-être aussi celui des années 1950-60 où les manifestations étaient fortes, où il était question du traité militaire entre le Japon et les Etats-Unis et à l’extinction progressive de ces mouvements. Je n’ai pas cherché si le mangaka avait fait des entretiens où il abordait la question.:/
      De toute façon, lire une œuvre est d’autant plus agréable et stimulant que l’on peut la faire dialoguer avec des questionnements qui nous importent. Sinon ce serait un peu triste non ? 😉
      Ha ha, alors j’espère que tu trouveras de nombreuses œuvres qui te donneront envie de faire travailler tes méninges et que je pourrais apporter ma petite contribution (c’était le moment d’immodestie de la décennie). En tout cas tu fais travailler les miennes ! 🙂

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