Tokyo Kaido, vol.2 – Pour vivre heureux…

« […] ce qu’il te manque, c’est la capacité à faire
confiance aux autres. Tu  crois que tout le monde
est égocentrique, menteur et inutile, comme toi.
Tu ne te dis jamais que si ça se trouve, tu es le
seul à être comme ça ? »
Bibi à Hashi

Après avoir vu un film réussi, lu un bon livre, l’hésitation se fait parfois jour quand une suite est arrive : sera-t-elle aussi bien qu’espérée ? Aussi bien que l’œuvre précédente ? Il en va de même dans le monde du manga non seulement lorsqu’un auteur démarre une nouvelle série mais aussi lorsque l’on suit une série et que le premier tome nous a fait forte impression, ce qui est le cas de Tokyo Kaido.

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Souci du détail : le quadrilatère entre les jambes de Hana qui figure la lumière qui passe

Christiana Clinic : y a-t-il un pilote dans l’avion ?

La disparition du Dr Tamaki à la fin du tome 1 a été plutôt bien géré par l’établissement qui ne prend pas la route de celui narré dans The System of Doctor Tarr and Professor Fether. Cette disparition coïncide avec une espèce de mise à jour. Outre le médecin qui ne fait plus guère illusion avec sa perruque, c’est au tour de la moustache du gardien, Nihongi (Bibi pour les intimes), de vaciller. De quoi alimenter les questions liées à l’identité véritable de ces personnes. On peut même se demander si elles sont bien à même de gérer d’autres personnes. Comme le dit Hashi, « tout le monde veut cacher ce qui est enfoui dans son cœur » alors qu’il est désireux de lire ce qu’il y a dans celui des autres.

Chacun a donc un attribut qu’il cherche à dissimuler car cet élément peut devenir gênant dans telle ou telle circonstance. Ce qui rejoint la perspective dessinée par Erving Goffman : les individus se situent sur un continuum entre normalité et stigmate. Pour reprendre un propos célèbre, si on considère que l’identité pleinement conforme aux idéaux états-uniens est d’être « jeune père de famille marié, blanc, citadin, nordique, hétérosexuel, protestant, diplômé d’université, employé à temps plein,en bonne santé d’un bon poids, d’une taille suffisante et pratiquant un sport » (1975, Stigmate, p.151) il n’est pas bien difficile d’imaginer que chacun peut faire l’expérience du stigmate. Il en va de même dans Tokyo Kaido.

Infirmière
Des visages dissimulés, un mouvement rendu par des pointillés

Cela conduit à réinterpréter la frontière entre patients et personnel soignant. On voit même évoquée l’idée d’une sortie à plusieurs (Hana, Hashi, Bibi). Si ce processus demeure incertain et non-linéaire il n’en demeure pas moins qu’il renforce les liens entre eux en même temps que ceux entre les patients se renforcent également (notamment entre Hashi et Hana) sans pour autant impliquer une communication pleine et entière.

Vivre sa vie ou faire avec

Le volume précédent le montrait assez : la vie pour les « enfants prodiges » de la clinique n’était pas rose tous les jours. Pas facile de s’accepter tel que l’on est même si cela est présenté comme la solution. D’autant plus que le partisan de cette idée, le Dr Tamaki, qui pouvait incarner un personnage somme toute plutôt BCBG, est parti. Ce faisant, il paye de sa personne pour donner corps à son idée. Sans révéler ce qu’il est devenu, on peut souligner trois choses : i) d’abord ce n’est pas parce que l’on a fondé une famille, que l’on occupe un bon poste, etc. que l’on a tous les signes extérieurs de réussite et de l’argent que l’on est heureux, épanoui ; ii) s’accepter tel que l’on est peut conduire à des ruptures fortes avec sa vie passée en même temps iii) que le Dr Tamaki a choisi une reconversion où il ne passe pas inaperçu.

Hashi et sa mère...
Devinez qui s’est fait.e manger…

Cette attitude s’oppose à celle de la mère de Hashi. Cette dernière rend visite à son fils et on ne peut pas dire que son premier geste soit très orthodoxe ni affectueux. Antithèse de la mère présente dans le manga de son fils, elle reste en couple avec un homme qui la trompe et qu’elle n’aime plus. Conserver ce que l’on a plutôt que de repartir sur de nouvelles bases. Cette attitude en soi n’est pas problématique, le souci étant qu’elle semble révélateur d’une certaine tendance : la mère de Hashi n’aime pas les perturbations. Aussi la maladie de son fils est une plaie, elle préfèrerait qu’il se fasse opérer. L’échange entre eux révèle alors qu’elle n’entend pas ce que lui dit son fils.

Les jeunes patients ont donc devant les yeux deux voies qu’ils peuvent emprunter. Laquelle est la meilleure ? On se gardera ici de conclure trop rapidement tant les deux personnages n’ont pas nécessairement les mêmes ressources à disposition, n’occupent pas la même position… ce qui empêche toute comparaison rapide. Devant cela Hashi voudra-t-il se faire opérer ou préfèrera-t-il rester tel qu’il est ? On pourrait dire que son manga donne une piste…

Moustache
Une moustache vacille…

Vacillements

La forêt de cyprès qui était si menaçante semble apprivoisée. Plutôt elle n’est plus la cible de craintes. Si elle continue à conférer un côté huis clos au manga, elle accueille des moments de calme et réunit les dimensions réelle/imaginaire comme pour mieux brouiller ponctuellement les repères, matérialiser les sentiments de Hashi et renforcer la place de son manga Tokyo Kaido.

Un manga qui poursuit sur sa lancée et dont on connaît le terme. Illustrant lui aussi un certain retournement de situation – en plus de la mise en abyme de Minetaro Mochizuki déjà évoquée précédemment –, il apparaît un peu plus encore comme un refuge, le réceptacle de ce qu’il ressent et désire quand bien même Hashi reste incertain et angoissé par rapport à sa production. Cette dernière a au moins un fan en la personne de Hideo.

Quand le manga déborde
Tokyo Kaido s’échappe dans Tokyo Kaido !

Une autre création fait son apparition dans le volume. De « l’art brut » de la part du patient atteint de trous de mémoires. Une création assez hallucinante dans sa construction mais qui diffère sensiblement du manga de Hashi. Il n’est pas question ici de raconter une histoire mais plutôt de figurer une personne à partir d’une image qu’il a sans doute aperçue ailleurs. Une figuration qui met en forme un certain sens commun autour de l’intéressée. On pourrait y lire une critique contre les créations a priori innovantes dans la forme qui ne font que reprendre certaines pulsions pour tenter, en partie, de les sublimer.

Il ne peut en rester qu’un

Cet avant-dernier volume (déjà) de Tokyo Kaido fait honneur au premier volume. Réussi tout comme lui il se différencie en mettant l’accent sur un brouillage des frontières. Si cela confère une certaine étrangeté au titre, ce volume met également en lumière des problèmes de communication, des ratés que l’on voit à la fois dans les échanges comme dans les dessins où les cheveux, les lunettes, vues de dos… empêchent les personnages de vraiment se regarder dans les yeux, comme s’il y avait une certaine fuite. Il y a un caractère incomplet, inachevé, comme pour faire écho aux personnages qui doivent encore puiser en eux-mêmes et dans les autres pour « guérir » au-delà du strict plan médical. Y arriveront-ils dans le dernier volume ? La question est au moins posée.

P.S. :  les images présentes ci-dessus n’ont qu’une fonction purement illustrative et demeurent la propriété de Minetaro Mochizuki, Kôdansha et le Lézard Noir.

Publié par

Anvil

Lecteur de manga, manhua, manhwa... visionneur d'animés, films... et de plein d'autres "trucs" car ma curiosité n'a (presque) pas de limites. Je suis touche-à-tout sans être bon à rien. Les avis présents ici n'ont, par conséquent, aucune prétention si ce n'est celle d'offrir un point de vue sur une œuvre qui m'a interpellé. Vous pouvez me retrouver sur Twitter : @Anvil_G ; sur Sens Critique : Anvil et ailleurs... See you Space Cowboy!

2 réflexions au sujet de “Tokyo Kaido, vol.2 – Pour vivre heureux…”

  1. C’est fou, je me souviens que dans le volume 1, à la première apparition du Dr. Tamaki, je me suis dit « ah c’est cool, c’est une femme et elle est psychiatre et tout » et au fur et à mesure de la lecture, je me suis demandée pourquoi elle était habillée en homme avant de me rendre compte que c’était juste un homme avec des cheveux longs… Alors là, lorsqu’on sait ce qu’il est devenu après sa disparition subite, je me suis dit que ma première intuition était assez juste.
    J’aime beaucoup le parallèle que tu fais avec la mère de Hashi qui préfère une situation de normalité à la liberté que le Dr Tamaki a choisi, même si c’est de manière égoïste. De même c’est l’exact opposé de la mère du manga, je ne l’avais pas remarqué en lisant (j’essayais de les rapprocher mais c’est clairement incompatible vu que le manga dit les désirs de Hashi plus que la réalité de ce qu’il vit, enfin c’est un mélange des deux.)
    Comme tu dis, on observe une évolution par rapport aux cyprès qui sont de plus en plus apprivoisés, même si c’est par le fantasme ou les hallucinations. Sur la voie de la guérison peut-être.
    Sinon c’était un volume très drôle. L’échange entre Bibi et Hashi vers la fin m’a donné de longs fous rire (c’est ce qui s’appelle la difficulté de communiquer), de même que les réactions de Hideo quant au manga de Hashi.
    Bref, il ne reste qu’un volume (j’espère qu’il sortira à la rentrée), et beaucoup de questions : comment va se passer la rencontre avec le Dr. Tamaki ? Qui est l’admirateur secret de Tamaki (c’est peut-être quelqu’un que l’on connaît déjà !) ? Qui est Bibi (peut-être lui ?) ? Que va-t-il arriver à Mari (c’est le personnage le moins mis en avant pour l’instant) ?
    Enfin je dois avouer que la traduction est vraiment superbe. Je tique souvent sur ce point, mais là c’est un travail plus que remarquable, il n’y a rien à redire. Voilà, désolée du commentaire un peu long.

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    1. Tu dois faire plus confiance à tes intuitions ! Surtout que les relations entre personnages se situent dans le droit fil de ce que tu as évoqué dans ton avis à propos du premier tome ^^

      J’étais content de voir Bibi et Hashi échangeaient autrement que par leurs poings même si ce n’est que temporaire. Avec la moustache qui vacille on apprendra peut-être que Bibi est le fils caché de… (à compléter selon l’imagination du moment)

      Oui l’admirateur secret reste hors de notre regard. Peut-être qu’il s’agit de Bibi en effet (ou du collègue qu’il a contacté ? Ou de sa femme qui s’est déguisée ? Je vais sans doute un peu loin avec ce dernier cas de figure)

      J’espère que les personnages dans la totalité sont sur la voie de la « guérison », peu importe la voie qui sera choisie par chacun. Je ne sais pas pourquoi mais je vois une fin où les enfants prodiges seront séparés, séparation positive et/ou négative.

      Je me dis que Hana a pu envoyer le manga de Hashi à une maison d’édition et qu’il aura peut-être une réponse positive…

      Il y a eu environ 3 mois entre les deux premiers volumes donc le 3ème pourrait arriver pour août… mais la rentrée est sans doute un repère temporel plus fiable.

      Les commentaires longs ne posent aucun problème surtout quand ils sont comme les tiens donc je ne veux plus voir de désolée !

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