« La dernière fois qu’on m’a aidée, j’ai été assez
bête pour baisser ma garde ! J’y ai laissé la moitié
gauche de ma jolie frimousse […] »
Kinu
Le mois d’août est souvent un mois assez calme du côté des sorties, l’ambiance estivale aidant… Aussi rien ne vaut une série courte qui nous tire de notre torpeur avec un déluge d’action quasiment ininterrompue (il faut bien tourner les pages et cligner des yeux) ! Cavale vers les étoiles (Kinu Roku) se présente comme un one-shot carburant au super, où un voyage entre la Terre et Mars doit avoir lieu, sur fond de cybernétique, d’explosions, d’humour et de… domination britannique !?
Mars… et ça repart ?
Au début du XXIe siècle le monde a changé : la perfide Albion domine le monde. Non pas parce que le Brexit s’est révélé être une brillante idée mais parce que nous nous trouvons dans une réalité alternative. Depuis les années 1930, la Grande-Bretagne a façonné le monde selon ses intérêts tout en investissant fortement dans les sciences comme la physique et la biologie. Résultat des courses : outre une position hégémonique, la technologie a fait un grand bond en avant, qui voit la prolifération d’implants cybernétiques. Ces derniers ont de bon côté : ils ont permis à Roku Itsuki – une jeune fille qui prépare et vend des nouilles – de survivre au prix d’un endettement sur le long terme…
Une situation pas forcément optimale, surtout que son activité va être perturbée lorsque déboule Kinu, une jeune fille issue de manipulations génétiques. Pour faire simple, l’armée britannique cherche à produire des spécimens issus de gènes martiens, aux capacités suffisantes pour aller sur la planète rouge et latter ses habitant.e.s. Sauf que Kinu a son petit caractère et n’entend pas devenir une arme docile. Elle se fait donc la malle et souhaite se rendre sur Mars, pour retrouver les siens. Elle met la main, plus ou moins gentiment, sur Roku qui doit lui servir de guide pour lui permettre de rejoindre la planète rouge. Seul petit hic : les vols entre la Terre et Mars n’ont plus lieu depuis des années.
La suite est une succession de scènes d’action, de tirs, d’explosions, de rencontres plus ou moins fortuites et agréables, de déambulations, de courses (on parle d’ailleurs de « course » et non pas de chapitre dans l’ouvrage)… En somme nous suivons une course poursuite entre Tokyo et Nagoya souvent barrée, vitaminée comme il faut, quelque part entre Dead Leaves, Biomega et les Two Brothers de Rick & Morty. Et une poursuite qui va laisser des traces…

Arrête-les si tu peux
Parmi tous ses talents, Kinu possède une capacité régénérative très développée, peut-être pas aussi efficace que celle de Wolverine mais qui lui rend bien des services (je ne parle pas de ses capacités physiques…). Parce que Ryoma Nomura ne ménage pas son héroïne qui va voir son corps recevoir pas mal de coups et quelques balles. Elle n’est pas la seule dans ce cas de figure : dans Cavale vers les étoiles on perd des membres ! Les bras volent, les jambes se perdent, il ne reste parfois que la tête en bon état de marche et on se rafistole comme on peut parfois, d’où des allures un peu dépareillées. Il y a donc une absence ponctuelle de symétrie qu’accompagne une flore mutante et des créatures que l’on pourrait retrouver dans nos cauchemars.
D’autant plus que l’univers de Cavale vers les étoiles est sombre. Ce n’est donc pas un hasard si le noir prédomine pour dépeindre un univers où il ne fait pas souvent bon vivre. La mort n’est jamais bien loin, les groupes qui vivotent en marge de la société ne font pas rêver et on ne voit guère de nature où de jolis paysages à contempler. Un certain nombre d’actions se déroulent en univers fermé (souterrains, voitures…). La sensation d’enfermement, d’une certaine oppression n’est jamais très loin, sensation renforcée par le cadrage serré adopté par l’auteur et la présence limitée de planches où une profondeur de champ apparaît.
Un équilibre est donc atteint au fil des pages entre l’humour qui se manifeste dans les propos, les décalages introduits, les éléments graphiques, le choix des héroïnes (oui ce sont deux jeunes filles mais ne vous attendez pas à du fan service : si Kinu a une culotte, c’est pour faire tenir son flingue ! En somme elles sont plutôt là pour casser du cliché que pour être girly)… et des thématiques traitant du fonctionnement du monde, des envies de conquête et de destruction, de la course en avant en matière de mécanisation (cf. Esther). Ajoutez une fin qui contient des perspectives qui ne sont pas forcément toutes réjouissantes et on obtient un titre qui n’est pas 100% humour : le cyberpunk est bien là.

Au temps béni de la Britannie
S’il fallait faire ressortir un élément qui interpelle le lecteur dans Cavale vers les étoiles, ce serait la continuité. On le voit dès la jaquette qui propose une scène qui s’étend sur toute la largeur de la jaquette, avec un intéressant jeu de contrastes. On retrouve de la continuité à l’intérieur du volume : le manga ressemble à un long plan-séquence, où l’on suit Kinu et Roku quasiment sans ellipse. Les chapitres s’enchaînent et chaque planche de début fait le lien direct avec ce qui précédait. La seule exception notable concerne le dernier chapitre où des ellipses sont de rigueur pour boucler la boucle et fournir sa conclusion à l’œuvre. Enfin, alors qu’originellement la série a été publiée en deux tomes au Japon ici nous l’avons en un seul volume.
Graphiquement le volume m’a interpellé sur plusieurs points. J’ai beaucoup aimé la page recto-verso qui précède la « course 8« . Le respect des proportions n’est pas à l’œuvre, on le voit dès la jaquette, que cela concerne la tête des personnages, la longueur des membres, la taille des armes… On peut retrouver cela en sculpture, en peinture… et il ne faut pas y voir un élément négatif. Cela traduit simplement les éléments que l’auteur souhaite mettre en avant, là où il veut insister, attirer l’attention. Le graphisme évolue aussi au gré des scènes : en plein cœur de l’action il n’est pas rare de voir le design des personnages évoluer, devenir davantage « brut » et cohabiter avec des onomatopées. Un contraste apparaît aussi entre la noirceur de la Terre et la blancheur de Mars.
Du côté de l’édition française, nous avons droit à un ouvrage dans le format 13X18. Un format qui permet d’apprécier le travail de l’auteur qui ne présente pas de double-page, de planches qui s’étendent. S’il y a un petit regret à avoir, il concerne les bonus de fin de tome où pas mal d’informations nous sont données par l’auteur au sujet de l’univers de la série et certaines bulles (peu nombreuses) sont très remplies et, du fait de l’espace alloué, la police est en petits caractères, parfois très petits. La traduction est assurée par Wladimir Labaere qui forme un duo inédit (je crois) avec Martin Berberian en charge de l’adaptation graphique. La lecture est fluide, les différents registres de langues bien représentés sans oublier quelques néologismes savoureux (les soviétons !).

Rentrer chez moi
Première œuvre de Ryoma Nomura à être éditée en France, l’essence de Cavale vers les étoiles se trouve dans son titre : une poursuite énervée comme il faut avec au centre deux héroïnes que rien ne prédisposait à faire cause commune. Le côté ininterrompu de l’intrigue autorise une lecture d’une traite et les bonus de fin, remplis d’humour, permettent de terminer sur une note joyeuse un manga qui fournit aussi son lot d’interrogations entre deux échanges de coups de feu. En somme, Cavale vers les étoiles c’est un auteur inédit en France, un volume unique, de l’action et de la science-fiction : cavalez pour vous le procurer !
Un très grand merci aux éditions Casterman et à Angèle Pacary pour sa gentillesse, sa disponibilité et son efficacité pour la fourniture des planches qui agrémente cet avis.