« Quand j’ai trop de choses dans la tête
je regarde le ciel et ça me détend »
Yukiko
L’année commence fort, avec la parution du premier volume de ce qui sera sans doute une des meilleures séries en 2018 : Happiness, de Shûzô Ôshimi. Rendez-vous au Japon pour suivre le quotidien d’un lycéen dont la vie va basculer suite à une rencontre nocturne avec une femme aux grandes dents…
La Promesse de la nuit
Le sentiment d’être en terrain familier se dessine tandis que l’on parcourt les premières pages de Happiness. Comme dans ses autres séries disponibles en France (Les Fleurs du Mal et Dans l’intimité de Marie), Shûzô Ôshimi nous fait suivre le quotidien d’un jeune garçon : Makoto, lycéen de son état. Une vie pas franchement épanouie, comme tant d’autres : subissant des brimades scolaires de la part du jeune beau du coin (Yûki), pas bien épaulé par son « ami » (Nunoda), pas plus par sa famille où l’on ne parle pas des sujets qui gênent et où la télé sert à meubler le repas du soir. Un individu passe-partout en somme, pas très populaire, qui soulage ses pulsions le soir dans sa chambre…
Tout cela va changer, grâce à une femme (Nora) qui va – littéralement – lui tomber dessus une nuit, alors qu’il est sorti pour ramener des DVD loués. La nuit, un autre monde se déploie par rapport au jour. Mordu, Makoto a le choix : vivre ou mourir ? Il choisit la première option. Loin de devenir soumis à celle qui l’a mordu (du moins dans ce premier volume), il s’éveille. La nuit lui appartient et le contraste s’établit entre le jour comme souffrance et la nuit comme délivrance. Une nouvelle vie s’ouvre pour Makoto. La promesse d’une vie meilleure ? Rien n’est moins sûr.

De Charybde en Scylla ?
Tout serait pourtant trop simple si Makoto quittait sa vie pour mener l’existence rêvée d’un vampire. Il continue à aller au lycée et fait la rencontre d’une fille, Yukiko, qui lui sauve la mise alors qu’il est pris d’une soif de sang incontrôlée. Alors même qu’il pouvait partir un lien se tisse rapidement. Et la nuit, alors qu’il pourrait profiter de sa balade en vélo pour fuir son domicile, le voilà rattrapé par ses connaissances du lycée. Et comme le signe qu’il n’est pas comme les autres, plutôt que de se dérober, Makoto vient en aide à celui qui l’a blessé. Une attitude qui tranche avec le chacun pour soi que l’on peut observer ailleurs dans le volume.
On peut y voir le signe d’un dualisme qui parcourt le volume. Chacun affiche une « face » qu’il tente de conserver mais parfois des tensions apparaissent, qui la mettent à mal. On le voit avec Makoto qui suite à sa morsure ne peut pas, ne peut plus être celui qu’il était avant. D’autres personnages aussi révèlent d’autres facettes d’eux-mêmes au gré des circonstances. Ce n’est pas toujours à leur honneur mais cela montre une forme d’aliénation de tout un chacun. La morsure de Makoto est alors tout à la fois signe de soumission et de libération.

Pulsions
La réappropriation du vampirisme par Shûzô Ôshimi sert parfaitement son propos et permet d’en faire une métaphore du changement concernant au premier chef des adolescents. La soif des vampires est multiforme (soif d’exister, de vie, de mort, de jouissance…) et symbolise les pulsions que les êtres humains ne peuvent pas toujours assouvir. Elle est aussi symbole de souffrances, de tiraillements. Se trouve aussi déployée toute une panoplie autour de l’anormalité (thème récurrent chez l’auteur) : être vampire ce n’est pas/plus être humain. Mais alors Makoto pourra-t-il conserver sa place ou devra-t-il suivre Nora ?
Graphiquement, Shûzô Ôshimi affûte un peu plus encore ses talents avec Happiness. Si le rendu des personnages (notamment féminins) ne surprendra pas, en revanche, l’attention accordée à la perception est remarquable. Après sa morsure, Makoto ne voit plus le monde comme avant et cela l’auteur le rend parfaitement avec des déformations (les lignes se brouillent), des spirales et autres distorsions de l’espace qui, si elles n’ont pas encore atteint leur paroxysme (Makoto n’a pas complètement cédé à l’appel du vampire) ne sont pas sans rappeler Van Gogh.

Toi qui, comme un coup de couteau, / Dans mon cœur plaintif es entrée ; / Toi qui, forte comme un troupeau / De démons, vins, folle et parée, (Baudelaire, « Le vampire »)
Même sans être un vampire, on ne peut s’empêcher de mordre à pleines dents dans ce premier volume de Happiness. Entre Éros et Thanatos, Shûzô Ôshimi installe méthodiquement les pièces d’un puzzle qui promet de ne pas être de tout repos pour les personnages. Avec une traduction de Thibaud Desbief, les cinq chapitres défilent rapidement sous nos yeux et il faudra attendre le mois d’avril pour connaître la suite des aventures nocturnes de Makoto.