Nijigahara Holograph – Le scaphandre et les papillons

« À peine entré, j’ai senti mon corps être
saisi par l’obscurité. Un court instant, je
me suis dit que c’était bien ainsi, mais je
n’arrivais plus à m’en dépêtrer. Puis, j’ai
entendu la voix du papillon
»
Kôta

Dans la continuité d’Un monde formidable, tant pour son graphisme que pour une partie des thèmes abordés, Nijigahara Holograph est un one-shot déroutant au premier regard. Inio Asano y croise les temporalités et les personnages aussi on peut penser avoir affaire à une œuvre inutilement compliquée. Nijigahara Holograph : un manga à lire avec des ciseaux, afin de découper et de réagencer les différentes parties qui le composent et rendre ainsi son déroulement plus linéaire ? L’idée m’a traversé l’esprit. Mais en relisant les chapitres, en voyant des parallèles avec It de Stephen King (le jeu sur le temps et les personnages, les cycles, la mémoire qui s’efface, le tunnel…) quand d’autres ont évoqué David Lynch, une idée est apparue, tel un papillon illuminant la nuit : Nijigahara Holograph est le Lordran d’Inio Asano. Un manga à conquérir donc, mais le jeu en vaut la chandelle !

Les lignes qui suivent ne vont pas proposer un résumé de l’œuvre mais une tentative d’analyse des principaux points (à mes yeux) qui font de Nijigahara Holograph un manga bluffant, où les jeux d’enfants ont de profondes conséquences dans la vie adulte et où l’aspect thriller n’étouffe pas l’espoir. Plongeons donc dans les ténèbres du tunnel pour faire face à quelques monstres et papillons…

(Pour un avis raccourci, voir ici.)

Des histoires à raconter

Pour débuter cette analyse sommaire, trois points seront évoqués, en rapport avec des éléments présents dès le départ du manga et qui permettent de baliser la teneur générale de Nijigahara Holograph.

Commençons par le titre. Si on essaye de le traduire en entier (si jamais je me trompe n’hésitez pas à le signaler) cela donne quelque chose comme « holographie du champ de l’arc-en-ciel ». Le champ de l’arc-en-ciel fait référence à un endroit central du récit (un lieu que l’on retrouve dans d’autres séries de l’auteur) mais ne vous laissez pas émerveiller par l’image de l’arc-en-ciel : ce qui se déroule en ce lieu « n’est pas vraiment chargé de bons souvenirs ».

Qui plus est, la traduction en terme de « champ de l’arc-en-ciel » n’est pas l’originale comme on l’apprend au chapitre 6 : au départ, la bonne prononciation de Nijigahara n’est pas le « champ de l’arc-en-ciel » mais le « champ des deux enfants », en lien avec une légende urbaine mêlant des Yokai (Kudan et Amabie)… pour une histoire qui a des échos dans la réalité et qui concerne les deux personnages principaux.

Le second terme du titre, « holographie », renvoie à un procédé d’enregistrement permettant de restituer un objet dans une image en trois dimensions. Étymologiquement, le terme vient du grec holos (en entier) et graphein (écrire) et signifie donc « tout représenter ». Nijigahara Holograph contient donc l’idée de représenter tout ce qui concerne le champ de l’arc-en-ciel/des deux enfants. Et on peut dire que le récit s’attache à cela en faisant l’histoire de ce lieu, en dévoilant à la fois ce qui se passe et s’y est passé mais aussi comment ces événements débordent ce cadre physique et poursuivent les personnages.

Cette histoire s’articule aussi à une autre histoire, une histoire dans l’histoire si l’on veut. Celle rédigée (presque à quatre mains) par Arie et Makoto. Récit imaginaire de la première qui n’est qu’une transposition de sa vie et de ses souffrances d’enfant et qui finira par devenir une rumeur effrayant les enfants de son collège. Et quand les enfants ont peur on ne sait jamais de quoi ils sont capables, surtout en groupe… De quoi donner encore un peu plus de force à un récit qui décrypte bien les enjeux de ce manga.

Arakawa et Makoto, envolée de papillons © Inio Asano 2006

Le jeu des papillons

On voit que le titre de ce one-shot pointe des points centraux du récit : un lieu chargé d’histoire(s) qu’il va s’agir de décortiquer. Mais ce n’est pas tout !

Le deuxième point qui va être abordé est déjà visible sur la jaquette : il s’agit des papillons. Outre qu’ils font écho au propos de la mère d’Arie et à une histoire narrée en classe (voir ci-dessous), ils apparaissent aussi – via un pendentif – comme un symbole de réunion entre deux êtres séparés. Mais il y a plus : la multiplication des papillons en ville paraît s’insérer dans la culture nippone où les esprits des morts prennent la forme d’un papillon lors de leur voyage vers l’autre monde et la vie éternelle. Les papillons sont alors un symbole de mort(s) parfois encombrant(s), qui manifestent leur rappel tant que les vivants n’ont pas accepté ce qui s’est passé. En somme ils sont annonciateurs de quelque chose…

Le troisième point ne concerne pas l’ending de Gintama même s’il est question d’Hana Ichi Monme, un jeu pour enfants (voir son descriptif en anglais). On le retrouve au début avec Arie mais aussi avec Amahiko. Sous son aspect bon enfant, le jeu apparaît comme une métaphore de la vie sociale des enfants (et des adultes), on l’on rejette ceux avec qui on ne possède pas d’affinités. Le rejet peut toucher des nouveaux venus comme d’anciens camarades devenus trop encombrants. Un puits peut rendre bien des services. Puits qui conduit dans des ténèbres débouchant sur un tunnel jouxtant le champ de Nijigahara.

(On pourra aussi observer que les avancées des deux équipes lors de Hana Ichi Monme peuvent symboliser les avancées respectives du passé et du présent qui se succèdent au fil des chapitres.)

Ce jeu Hana Ichi Monme ne sera pas sans conséquence pour ses « vaincus » (coma, jambe cassée…) comme pour certains des « vainqueurs ». On retrouvera alors un des messages du manga : pour battre le monstre du tunnel, il faut s’enfoncer dans les profondeurs de son esprit pour faire la lumière sinon on peut mal voire très mal finir (Makoto, Takahama).

Arie, le jeu et le puits © Inio Asano 2006

Les voyageurs du temps

On peut maintenant se tourner vers la structure du récit adoptée par Asano, un récit qui commence par deux prologues ! Chose plutôt inhabituelle mais qui se justifie pleinement. Les prologues sèment les graines amenées à germer dans les pages suivantes : jeu sur les temporalités, mise en avant des grandes thématiques du récit (rejet, inceste, violences, papillons, mort, rêve, fantastique…) et de ses deux personnages principaux : Arie et Amahiko. Remarquons aussi que l’épilogue se situe dans le droit fil des prologues (notamment du premier), permettant ainsi de boucler le récit en revenant au point de départ, mais enrichi de tout ce que les pages précédentes ont pu nous apprendre.

L’histoire met en jeu deux périodes de 11 ans d’écart tout en s’appuyant sur le même petit groupe de personnages (enfants devenus adultes, adultes restant adultes), liés par le passé (et aussi par le présent) et poursuivant (avec plus ou moins de réussite) leurs objectifs : être avec le garçon qu’on aime, ne pas être attrapé pour le.s meutre.s que l’on a commis… Comme évoqué plus haut, les chapitres alternent entre passé et présent (avec quelques flashbacks ponctuels) et sont souvent centrés sur un personnage en particulier. Les événements du début, trouveront peu à peu leur explication. Tout s’emboîte peu à peu pour former un puzzle.

L’alternance des temps permet de mettre en évidence des cycles. Des meurtres ont lieu dans le passé comme dans le présent. Ce n’est pas le mythe de l’éternel retour ni une histoire linéaire mais plutôt un jeu d’échos entre les faits passés qui résonnent dans le présent. Ils laissent des marques chez les individus. Des brimades scolaires aux amours de jeunesse et au coma dont on n’arrive pas à sortir… les individus ne sont pas libérés de leur passé. Au contraire.

Outre ces cycles, Nijigahara Holograph propose aussi un jeu de miroir médiatisé par le temps entre la mère d’Arie et l’enseignante de cette dernière, Kyôko Sakaki : toute les deux ont deux enfants, un mari pas terrible, des troubles domestiques, un divorce, une mort prématurée au même endroit et le rôle du monstre dans le tunnel. Ajoutons aussi qu’une fois morte, la mère d’Arie ne pouvait plus la protéger de ce qu’elle subissait à l’école ou à la maison (même si elle protègera Arie en ne la faisant sortir du coma qu’une fois les menaces éliminées), à l’instar de Kyôko qui fermera les yeux sur les brimades subies par Arie suite à ce qui lui est arrivé après avoir sauvé son élève d’une tentative de viol.

Kôta et ses troubles © Inio Asano 2006

Rêver la vie ou vivre ses rêves ?

Du Théétète à Matrix en passant par Descartes, la question du rêve et de la réalité a été souvent posée. On la retrouve dans Nijigahara Holograph notamment à deux instants. La première fois dès le prologue où un Amahiko adulte qui fait « énormément de rêves » ces derniers temps se demande s’il n’est pas en train de rêver tant ses « songes [lui] paraissent de plus en plus réels ».

Le second moment est plus anecdotique a priori (et fait écho au propos de la mère d’Arie à la fin du récit) : au début du chapitre 9, alors qu’Amahiko est en classe, l’enseignante Kyôko Sakaki lit un passage du Rêve du papillon de Tchouang-tseu où l’auteur se rêve papillon et à son réveil il ne sait pas s’il a été papillon dans un rêve ou s’il est un papillon rêvant qu’il était Zhuangzi. La classe étant apathique, elle ajoute simplement que ce passage peut faire l’objet d’interprétations plurielles qu’ils verront plus tard au lycée. Le doute surgit alors : ce qui se passe est-ce bien réel ou bien sommes-nous dans le rêve d’un des personnages du récit ?

Surtout qu’une dose de fantastique est présente dans le récit. Entre le personnage de Kôta qui suite à un coup reçu s’engouffre dans le tunnel de Nijigahara, croit réels des récits imaginaires (dixit son médecin), semble possédé par l’esprit de la mère d’Arie, les rencontres incroyables d’Amahiko, sa boîte magique (symbole d’un passé oublié), la croissance exponentielle du nombre de papillons… on pourrait pencher pour cette idée d’un rêve. Mais il semble qu’il n’en soit rien. Amahiko lui-même finit par mettre en doute les événements extraordinaires qui ont pu lui arriver.

Ce qui s’est passé est bien une réalité, aussi cauchemardesque puisse-t-elle être parfois. On le voit tant par la réponse que Amahiko reçoit de son interlocuteur quand il évoque ses rêves incessants comme vers la fin du récit ou sa conscience (?) s’adresse à lui : « Réveille-toi ! Je sais que tu fais semblant de dormir, ça ne prend plus. » Le rêve n’est pas une option. Ce qui nous conduit au message que la série véhicule.

Nijigahara Holograph est un titre qui n’est pas pessimiste. La vie est dure, injuste. Ce n’est pas parce que l’on est une personne gentille que l’on est acceptée par les autres, que l’on connaîtra une issue heureuse (Narumi). De l’autre côté, oublier un passé désobligeant, ne pas avoir de sentiments n’est pas non plus la solution : Arakawa refuse de s’accepter telle qu’elle est (voir la scène où elle écrase un papillon dans sa main) pour s’offrir un avenir où elle retient son petit ami qui se trouve dans un état végétatif. A contrario, les cas de Kôta qui parvient à guérir de ses maux passés et d’Amahiko – illuminé par le retour d’une personne centrale dans sa vie – suggèrent que l’on peut s’en sortir. Ils rejoignent ainsi cette injonction centrale du récit : « souviens-toi que peu importe l’absurdité du monde tu devras faire preuve d’une volonté à toute épreuve ! Tu es libre de décider ce que tu feras de ta vie ! »

Miracle à Nijigahara © Inio Asano 2006

« De l’autre côté du tunnel, il se pourrait qu’il n’y ait ni l’enfer ni le désespoir… »

Cette citation n’est pas issue de Nijigahara Holograph mais de Bonne nuit Punpun et conclut bien les remarques faites jusqu’ici. Ce one-shot dense emprunte à la fois des thèmes aperçus auparavant chez l’auteur, en même temps que des références littéraires, à la mythologie et au folklore japonais pour bâtir un thriller où Dieu n’est pas là, avec ses moments de ténèbres mais aussi de lumière et dans cette lutte entre ténèbres et lumières, le mot de la fin peut revenir à ces dernières, sous certaines conditions. Dans un entretien consécutif à sa venue au FIBD d’Angoulême en 2020, Inio Asano déclarait qu’il se considérait « comme un auteur d’histoires courtes, de one-shot ». Ce n’est pas Nijigahara Holograph qui viendra démentir le talent d’Inio Asano pour les one-shots !

P.S.: If you can understand english (or italian), you should check this in-depth analysis of Nijigahara Holograph here.

Publié par

Anvil

Lecteur de manga, manhua, manhwa... visionneur d'animés, films... et de plein d'autres "trucs" car ma curiosité n'a (presque) pas de limites. Je suis touche-à-tout sans être bon à rien. Les avis présents ici n'ont, par conséquent, aucune prétention si ce n'est celle d'offrir un point de vue sur une œuvre qui m'a interpellé. Vous pouvez me retrouver sur Twitter : @Anvil_G ; sur Sens Critique : Anvil et ailleurs... See you Space Cowboy!

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