Il était une fois… L’Enfant et le Maudit, vol.1

« Si tu entres en contact avec nous tu seras
maudite. […] Si la malédiction s’abat sur toi…
tu deviendras monstrueuse. »
Le Professeur à Sheeva

Paru la semaine dernière, le premier tome de L’Enfant et le Maudit. Siúil A Rúin, de Nagabe interpelle pour des raisons tenant tant à son graphisme qu’aux thématiques qui se déploient. Se déroulant dans un univers imaginaire, une enfant et un « être maudit » vont, selon les mots du synopsis «  écrire petit à petit une fable » qui ne demande qu’à vous emmener dans un récit qui rappellera bien des souvenirs aux plus grands…

L'enfant et le maudit 1 jaquette

Ensemble, c’est tout

Comme son titre et la jaquette l’indiquent l’Enfant et le Maudit a pour personnages principaux… une enfant et un maudit. Sheeva est une petite fille vivant avec le Professeur, un ancien médecin qui est une « créature de l’extérieur ». Son apparence est différente des humains et s’il les touche, ils deviendront comme lui. Il a recueilli Sheeva dont la tante doit revenir la chercher un jour prochain. L’œuvre de Nagabe débute alors que les deux personnages vivent ensemble depuis peu de temps.

Ils sont seuls mais ne souffrent pas de cet isolement relatif. Leur vie quotidienne est bien occupée entre les activités domestiques, le thé pris à l’extérieur et les ballades dans les environs pour trouver de quoi manger, des herbes… On réalisera rapidement, peut-être au moment où Sheeva l’évoque en page 34, que la présence de la petite fille illumine la vie du Professeur. Cette présence à ses côtés, sa volonté de la protéger et de faire tout son possible pour qu’elle soit heureuse le pousse pourtant à être « lâche » : il cache quelque chose à Sheeva. Doit-on mentir à quelqu’un pour éviter de lui faire de la peine ?  Cette question torture l’esprit du Professeur.

Voilà le premier coup de maître de Nagabe : construire par petites touches, par le dessin autant que par les mots (où l’on appréciera la traduction de Fédoua Lamodière, qui rend bien le parler de Sheeva, ses expressions enfantines qui disent beaucoup en peu de mots) une relation touchante, vraie entre deux êtres différents (physiquement, par l’âge…). Deux êtres qui ne peuvent pas se toucher : là aussi on pourra apprécier toutes les cases où l’auteur montre comment les mains ne se touchent pas, comment il n’y pas de câlins, pas de contacts mais pourtant une affection véritable naît entre les deux personnages.

L'heure du dodo
Une illustration du propos ci-dessus

Promenons-nous dans les bois…

L’univers de l’Enfant et le Maudit est construit, spatialement, dans une opposition entre l’intérieur et l’extérieur. Cette différenciation spatiale – mouvante au gré de la propagation de la malédiction – permet ainsi d’offrir deux visions du monde : celle de l’intérieur où vivent les humains qui veulent endiguer la malédiction (qui s’articule avec la religion) ; celle de l’extérieur où vivent les êtres maudits et Sheeva. Nagabe nous pousse donc à déplacer notre regard en ne partant pas du monde des hommes mais de l’extérieur pour mieux regarder l’intérieur, du moins dans certaines de ses manifestations. Car les deux espaces ne sont pas parfaitement étanches : les êtres contaminés de l’intérieur sont éliminés puis rejetés à l’extérieur.

C’est d’ailleurs cette activité qui permet d’en apprendre plus sur l’intérieur. Un monde encore mystérieux, qui se concrétise à travers les soldats qui se débarrassent de corps. Si cette activité ne fait pas d’eux l’équivalent des burakumin on voit que des questions apparaissent chez l’un d’eux. Mais comme lui répond un autre soldat : la seule chose qu’ils puissent faire c’est « protéger le peuple ». Mieux vaut donc ne pas se poser trop de questions et éliminer toute menace réelle, potentielle, fantasmée.

Se trouvent ainsi placés des éléments renvoyant non seulement à l’organisation de l’espace, à la structuration des différences ainsi que des éléments concernant le rapport à l’autre, aux discriminations (on remarquera que les créatures n’ont aucun nom ou prénom, comme pour mieux instaurer une distance symbolique entre les humains et elles), sans oublier la dimension religieuse. Les migrants venant de zones contaminées peuvent être accueillis dans un premier temps à l’intérieur avant de connaître des heures difficiles. Si ces thèmes là ne sont pas actuels…

Sortie en forêt
Dans une clairière…

Noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir ?

Graphiquement, le travail de Nagabe se révèle détaillé et minutieux. Cela transparaît particulièrement quand on voit le soin apporté à l’intérieur des maisons, aux décors… Les personnages ne sont pas en reste et ici je voudrais m’arrêter plus particulièrement sur les soldats. En effet l’auteur prend soin de les installer dans un certain anonymat : on ne voit que le bas de leur visage, le reste est pris dans l’ombre de leur casque. Comme pour mieux les dissimuler, masquer leurs actes, ce qu’ils éprouvent et remettre en question le fait que l’intérieur, demeure du Dieu de lumière, n’est pas tout blanc…

D’où le jeu sur les couleurs, autour de l’opposition entre le noir et le blanc. Il y a des ombres menaçantes, une obscurité inquiétante… mais l’opposition noir/blanc ne recoupe pas l’opposition bien/mal comme le montre le Professeur et beaucoup d’autres choses qui apparaissent au fil des chapitres. La bête n’est pas forcément là où on le croit. Autre élément à noter, l’impression que le manga est construit autour d’une certaine verticalité : arbres, personnages… ils s’étendent en hauteur donnant ainsi l’impression que l’on voit le monde aux côtés de Sheeva. Ce qui pourrait expliquer aussi le fait que les soldats soient anonymes car ils sont trop hauts pour elle…

L’édition française livrée par Komikku Éditions n’appelle pas beaucoup de remarques. En rendant bien le graphisme détaillé de l’auteur, en proposant un volume avec ce qu’il faut de souplesse pour pouvoir lire l’ensemble des planches sans difficulté, sans oublier la traduction évoquée plus haut on tient entre les mains un ouvrage qui permet de pleinement apprécier ce qui se dévoile sous nos yeux page après page.

Blanc et noir
Le jeu sur le noir et le blanc d’une case à l’autre

I wish I were on yonder hill

Depuis la lecture de Psychanalyse des contes de fées de Bruno Bettelheim je n’ai plus vu les histoires que je lisais de la même manière. L’Enfant et le Maudit est ainsi un manga qui nous berce par son rythme et qui peut plaire à tous les âges, à tous les types de lecteurs. Récit allégorique, pouvant faire l’objet de plusieurs niveaux de lecture comme les lignes précédentes ont essayé de le suggérer, ce premier volume signe les débuts d’une série à suivre.

N.B. : les images présentes ici ont seulement une fonction illustrative et demeurent la propriété de Nagabe, Mag Garden et de Komikku Éditions.

Publié par

Anvil

Lecteur de manga, manhua, manhwa... visionneur d'animés, films... et de plein d'autres "trucs" car ma curiosité n'a (presque) pas de limites. Je suis touche-à-tout sans être bon à rien. Les avis présents ici n'ont, par conséquent, aucune prétention si ce n'est celle d'offrir un point de vue sur une œuvre qui m'a interpellé. Vous pouvez me retrouver sur Twitter : @Anvil_G ; sur Sens Critique : Anvil et ailleurs... See you Space Cowboy!

5 réflexions au sujet de “Il était une fois… L’Enfant et le Maudit, vol.1”

  1. Je l’ai acheté suite aux bonnes critiques des gens sur les réseaux sociaux et les blogs et finalement, je ne sais pas trop quoi en penser. Ni déçue ni emballée, il faut dire que ce genre d’histoire très ancrée dans le conte avec des protagonistes que tout oppose ne soulève pas vraiment mon intérêt.
    Néanmoins je lui trouve beaucoup de qualités : d’abord la mise en scène du quotidien, ce qui est très difficile de mon point de vue parce qu’on peut très vite s’ennuyer. Là au contraire, on a un impression de familiarité et de fluidité.
    Ensuite le dessin (et rien que pour ça je pense que je lirai la suite :)). L’auteur a développé un style assez original qui me rappelle un peu les lithographies de Gustave Doré, notamment par la finesse des traits. Ca ne fait pas très japonais en somme et j’adore quand un auteur innove avec du noir et du blanc.
    Et enfin l’imaginaire de ce récit : un univers de conte, avec des éléments médiévaux. Beaucoup de contrastes à commencer par le noir et le blanc liés à des valeurs. Et puis l’opposition intérieur/extérieur ; Bien/Mal ; Lumière/Obscurité ; humanité/inhumanité, la tranquillité du quotidien/les menaces potentielles, etc. Et ce qui est intéressant, c’est que l’auteur joue dessus pour nous suggérer de revoir un peu ce qui nous semble naturel dans nos jugements. Mais j’ai beaucoup de mal avec ces binarités qui sont très vagues, très ouvertes à tous les fantasmes (qui sont les « maudits » ? les noirs, les indiens (dans l’imaginaire blanc américain), les juifs, l’étranger (Sodome et Gomorrhe), et de nos jours les « musulmans », etc etc). Enfin c’est le propre des contes d’ouvrir les portes, mais j’espère quand même que ça se précisera par la suite.

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    1. S’il a assez de qualités pour que tu lises très vraisemblablement la suite c’est une bonne nouvelle ! Je ne connais pas vraiment Gustave Doré (Julien Doré est de sa famille ? Ok’ elle était mauvaise…) aussi je vais en profiter pour aller voir ses productions. De quoi enrichir un peu plus ma culture personnelle, merci ! 🙂

      La manière de peindre le quotidien et les personnages est en effet un point fort. Je pense que des précisions nous seront apportées pour en savoir plus sur l’origine de ce mal… ce qui permettra peut-être de s’émanciper des couples binaires.

      « Mais j’ai beaucoup de mal avec ces binarités qui sont très vagues, très ouvertes à tous les fantasmes […] » : je réagis par rapport à cela. Généralement tu n’aimes donc pas trop quand une série laisse beaucoup de place à l’interprétation ?

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  2. Haha mais oui Julien Doré descend bien de lui, Gustave était son grand-oncle ! A vrai dire moi non plus je ne connais pas très bien, c’est juste que ses dessins me rappelaient beaucoup les illustrations anciennes par l’utilisation du noir et blanc, la finesse des traits et l’importance des détails et du décor. Mais c’est juste une impression, je ne sais pas si cette filiation est très pertinente. En plus ces lithographies/gravures servaient souvent à illustrer les contes (Perrault) ou les fables de La Fontaine.
    Oui je dois dire que j’ai un peu de mal lorsque c’est trop ouvert, trop vague (« universel »), enfin je pense que l’on saura plus de choses dans le prochaine volume, surtout qu’après la dernière page, on veut des explications !

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