Fraction – Ça va trancher chérie !

« Je peux vous renseigner ? »

A cette question traditionnelle posée en librairie je réponds le plus souvent par la négative : j’ai déjà en tête ce que je veux voir et je préfère farfouiller à ma guise. Cette fois-ci, pourtant, j’ai répondu par l’affirmative, cherchant quelque chose qui me sortirait de ma « zone de confort », pour reprendre une des expressions de l’été dans le monde du basket. Les propositions ont défilé jusqu’au moment où le libraire m’a tendu un ouvrage intitulé Fraction, de Shintarô Kago. Pas de synopsis présent sur la couverture mais une image qui interpelle la rétine, la mention « Pour public averti. – 16 ». Les grandes lignes me sont racontées. Pourquoi pas.

En me rendant à la caisse, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que le libraire portait son pantalon vraiment bas. Au moment où il me tendit l’ouvrage, il me saisit par le poignet :

–    Vous avez remarqué quelque chose à mon sujet ?
–    …
–    Lisez le livre, vous comprendrez.

Je m’éloignais quelque peu interloqué. Je n’étais pas au bout de mes surprises.

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Fraction nous conduit du côté de Tokyo. Kôtarô Higashino travaille au salon de thé le Chat Noir (on ne traitera pas ici du rapport entre l’appellation du lieu de travail de Kôtarô et ses activités mensuelles). Il ne s’emporte pas quand les clientes le font attendre longtemps parce qu’elles ne savent pas quoi commander, hésitent, changent d’avis. Il ne fait pas de vagues, et quand il ne travaille pas, il va voir des films d’horreur au cinéma ou en loue. Un jeune homme tranquille, trop tranquille.

Une fois par mois, Kôtarô assassine une femme qui a eu le malheur de croiser sa route. Ce tueur en série (vous voulez dire un serial killer ?) a une méthode bien à lui : il découpe ses victimes en deux, à l’instar de l’affaire du Dahlia Noir. 1 = ½ + ½. Comme tout bon tueur, il n’a pas de mal à justifier son geste : un « travail admirable » dont lui seul est capable. Mais ses petites habitudes vont être chamboulées lorsque d’autres femmes sont découpées alors qu’un mois ne s’est pas encore écoulé. Kôtarô aurait-il fait des émules ? Ou bien n’a-t-il plus conscience de ses actes ? Il se passe quelque chose à Tokyo.

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Yuriko n’ira pas travailler aujourd’hui. Ni demain.

Mais, une surprise survient : s’intercale entre chaque chapitre portant sur Kôtarô – le Tronçonneur – Higashino un chapitre portant sur… Shintarô Kago (qui est presque l’anagramme de Kôtarô, du moins dans notre alphabet) ! Le mangaka est partie prenante de son œuvre : en plein questionnement sur ce qu’il a réalisé jusqu’alors, il pense passer à autre chose que de l’ero-guro mais on lui propose de réaliser des chroniques sur l’affaire du Tronçonneur.

Cette connexion entre les deux histoires n’est pas accessoire. Shintarô Kago va éclairer notre lanterne sur ce qui se déroule. Prenant prétexte de l’offre qu’on lui a faite, il va en effet parler avec son interlocutrice de sa volonté de faire des histoires à énigme et d’user de la manipulation narrative : quelles sont les ficelles, quels sont les ressorts qui permettent de piéger le lecteur ?

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Une affaire de points de vue

C’est alors l’occasion de nous offrir un voyage portant à la fois sur le manga actuel (on pourra comparer ce que nous dit Shintarô Kago et ce que l’on peut trouver dans Bonne nuit Punpun, Poison City et d’autres) ; les différences entre le manga, la littérature et le cinéma et, surtout, les possibilités offertes à un mangaka à travers l’agencement des cases (ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas), la remise en question des conventions implicites (le « ça va de soi ») pour bâtir une planche, une page ou une histoire qui parviennent à surprendre le lecteur.

Fraction se présente ainsi comme un thriller ayant deux pouls : celui de Kôtarô et celui de Shintarô Kago. Ce rythme particulier, surprenant au départ, gagne assez rapidement l’assentiment du lecteur, par les perspectives qu’il offre. Comme s’il était en direct, le mangaka prendra la peine d’expliquer l’histoire qu’il développe, de répondre à certaines objections que l’on pourrait lui adresser concernant les choix opérés. J’ai trouvé le procédé assez bluffant : outre la réflexivité qui s’en dégage, le manga offre une forme d’interactivité et réduit la distance entre l’auteur et son lecteur. Même si le récit se fait accessible (grâce à quelques « replays » judicieusement placés), l’histoire gagne à être relue une fois que l’on a toutes les pièces du puzzle en tête, pour mieux (re)voir telle ou telle scène et apprécier un peu plus encore l’intrigue construite par Shintarô Kago et sa fin, qui par certains aspects, m’a fait penser à Gyo de Junji Itô.

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Il est dangereux de glisser dans la salle de bain…

Finalement, l’important à travers les huit chapitres composant Fraction, ce n’est pas tellement l’histoire du serial killer mais tout ce qui entoure, soutient et fait avancer l’intrigue principale. La narration de Shintarô Kago se révèle d’une efficacité redoutable et obtient assez facilement la « suspension consentie de l’incrédulité » du lecteur, évoquée récemment par le Fossoyeur de Films. Cohérent par rapport aux règles de son univers, le manga nous fait pénétrer dans son monde sans que nous ayons constamment envie de le remettre en question, pour mieux nous concentrer sur ce que l’auteur nous offre. Ce serait dommage de passer à côté d’un tel travail.

PS : Outre l’histoire du Tronçonneur, l’ouvrage se compose d’un petit lexique recensant certaines expressions et noms d’auteurs ou de films évoqués et d’un entretien entre Shintarô Kago et Ryûichi Kasumi. Entretien assez déstabilisant car les échanges entre les deux auteurs semblent parfois déconnectés l’un de l’autre. On pourrait les réagencer d’une autre manière sans porter préjudice à l’ensemble. Mais l’éloignement se réduit sur la fin, comme si cet entretien prolongeait l’aventure vécue avec Fraction.

Quatre histoires courtes concluent l’ouvrage dont la dernière, « Démangeaisons voraces », vous donne une petite idée de la note sur laquelle on termine.

NB : les images présentes ici le sont à titre purement illustratif et demeurent la propriété de Shintarô Kago et éditions IMHO.

Publié par

Anvil

Lecteur de manga, manhua, manhwa... visionneur d'animés, films... et de plein d'autres "trucs" car ma curiosité n'a (presque) pas de limites. Je suis touche-à-tout sans être bon à rien. Les avis présents ici n'ont, par conséquent, aucune prétention si ce n'est celle d'offrir un point de vue sur une œuvre qui m'a interpellé. Vous pouvez me retrouver sur Twitter : @Anvil_G ; sur Sens Critique : Anvil et ailleurs... See you Space Cowboy!

5 réflexions au sujet de “Fraction – Ça va trancher chérie !”

  1. Super article, bien rédigé, et sans fautes. Tu m’as donné envie de découvrir ce manga, merci ! Content d’être tombé sur ton site 🙂

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    1. Merci à toi pour ta lecture et ton commentaire ! Je suis heureux que mes mots t’aient donné envie de découvrir cette série. 🙂
      Et au passage, j’ai aussi pu faire la connaissance de ton site, la semaine commence bien !

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