Levius – La fabrique du boxeur à vapeur

« Celui qui n’a ni désirs ni impulsions
personnels n’a pas davantage de caractère
qu’une machine à vapeur. »
(John Stuart Mill, 1859, On Liberty)

Alors que la fin du tome 3 de Levius annonçait que l’histoire n’était pas terminée, les éditions Kana ont annoncé le 18 novembre l’arrivée de la suite des aventures de Levius Cromwell, Levius Est, le 6 janvier prochain. Á un mois de son arrivée, c’est l’occasion d’un retour sur les trois premiers tomes de la série.

En nous plongeant dans un univers inspiré (en partie) de l’Europe du XIXème siècle et marqué par un des symboles du premier âge industriel (la vapeur), Haruhisa Nakata nous offre de manga de science-fiction de premier plan. Vu la richesse des thèmes mis en avant, une revue exhaustive est hors de portée aussi l’accent sera placé sur la boxe mécanique, ses acteurs et leurs corps afin de voir tout ce que l’on peut tirer du travail de Haruhisa Nakata. Attention car les lignes qui suivent révèlent des éléments de l’intrigue.

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Levius figure sur les trois tomes, A.J. Rangdon l’accompagne sur le tome 2 et 3 ainsi que Jack Putting (tome 3 seulement)

Corps et âme

Dans son enquête ethnographique conduite dans un gym de Chicago, Loïc Wacquant dit de la boxe qu’elle est « une pratique savamment sauvage » et « consiste en une série d’échanges stratégiques où les erreurs se paient sur-le-champ, la force et la fréquence des coups encaissés établissant le bilan instantané de la performance » (Corps et âme, 2002, p. 60). Par rapport à l’art pugilistique, la boxe mécanique pratiquée dans Levius renforce ces tendances : les adversaires peuvent se porter des coups avec les poings et les pieds ; la mécanisation des corps et l’utilisation de la vapeur permettent de donner de frapper plus violemment et de tuer, presque facilement, son adversaire.

Face à la violence des coups, il faut rendre le corps des boxeurs à toute épreuve. Se doter de membres mécaniques est alors une source d’avantages, offensifs comme défensifs (force de frappe, meilleure vision, défense renforcée…). Les corps que l’on voit s’affronter dans l’arène sont des objets patiemment construits et le corps se voit exposer lors des combats où les boxeurs sont plus ou moins dénudés (torse-nu…). En cela des rapprochements s’opèrent avec  les bodybuildeurs (cf. les travaux de Guillaume Vallet sur le culturisme). Comme eux le corps des boxeurs mécaniques véhicule une certaine perfection, une certaine normativité : ils lèvent plusieurs limites du corps humain et, en cela, se libèrent de plusieurs contraintes (le développement du corps permet force, domination, confrontation), d’un certain déterminisme (nul besoin d’être bien né ou doté physiquement pour se faire un nom).

Ces corps augmentés permettent aux boxeurs d’être quelqu’un et deviennent tout à la fois le vecteur et le reflet d’idéaux et de principes : dans la boxe mécanique il faut tirer le maximum de son corps grâce à un travail méthodique (entraînements, opérations…) pour se dépasser en permanence. Ces modifications du corps trouveront leur valeur sur le ring : triompher de l’adversaire sera le signe que les efforts réalisés ont payé et le combattant en percevra les profits matériels et symboliques ; à l’inverse la défaite sera bien souvent synonyme de mort (sportive et réelle).

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Faut-il alors faire des boxeurs mécaniques des redresseurs de corps ?  Le manga nous le montre, la libération par la transformation des corps est ambivalente. La tentation d’aller trop loin dans la mécanisation est présente avec des risques non négligeables pour la santé de l’individu ; ce dernier risque de ne plus exister que par et pour son corps. Aussi le corps libéré (en partie) des limites de la chair peut-il devenir un corps aliéné. A.J. Rangdon en est la figure paroxystique : son corps a subi de nombreuses interventions, elle a repoussé « les limites de la vie » bien malgré elle pour se retrouver à la fois augmentée et diminuée ; elle ne s’appartient plus, est devenue une « arme meurtrière » qui exécute les ordres de son bourreau, Jack Putting.

Enfin, il ne suffit pas de mécaniser son corps au maximum pour réussir. Outre certaines règles à respecter, le fonctionnement harmonieux du corps est le fruit d’une alchimie entre plusieurs éléments comme le mentionne l’ingénieur de Levius, Bill Wayneberg : « On se trompe souvent mais ce n’est pas le carburant qui permet aux boxeurs de faire bouger leurs membres mécaniques. Il s’agit d’un mélange de leur propre sang et de vapeur produite par le carburant. Il faut aussi ajouter l’âme du boxeur… C’est en associant un mental d’acier à tout ça qu’ils parviennent enfin à commander à leurs membres. »

La boxe mécanique dans son contexte

Avec ses 30 millions d’adeptes revendiqués dans le monde, la boxe mécanique n’est pas une discipline sportive comme les autres dans Levius. Elle est prise dans un réseau de relations et de contraintes qui la connecte aux univers social, politique, économique… Par bien des aspects elle reflète un monde marqué par de nombreuses cicatrices de conflits passés et présents dont les membres mécaniques ne sont pas le moindre des symboles.

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Les 13 de la catégorie I

Les boxeurs mécaniques sont répartis en cinq catégories. La catégorie I est celle qui attire le plus l’attention : composée de 13 combattants (les « Grand Thirteen »), elle se singularise des autres catégories par i) son petit nombre ; ii) le fait que les combattants ont un niveau a priori incomparablement plus élevé que celui des autres boxeurs (sont-ils encore des boxeurs ?) ; iii) l’irruption du sacré ; iv) leur utilisation à des fins non sportives.

Les deux derniers points méritent d’être soulignés. Le point 3 renvoie à un thème plus général : en même temps que la société a été gagnée par la vapeur et l’âge industriel qui l’accompagne, que l’on assiste à une rationalisation des activités sociales, on ne peut que noter la présence d’éléments cadrant assez mal avec cette tendance (Levius et ses dessins prémonitoires et autres visions ou les propos de sa grand-mère…). Ce point est renforcé avec le tome 3 et les propos tenus par le Président de la Confédération. Il évoque en effet l’existence de Nouveaux Livres Sacrés (version XIXème des manuscrits de la Mer Morte ?) qui évoque le futur. Dans 1000 ans, une armée de guerriers changera le monde. N°6 en fait partie (et d’autres catégories I ?) ce qui fait de lui « un guerrier divin élu pour créer un nouveau monde ».

Concernant le point 4, vu leur puissance de feu, les combattants du niveau I ne sont pas loin d’être des armes de destruction massive. Á ce titre ils sont utilisés (moyennant espèces sonnantes et trébuchantes) pour assurer des missions de maintien de la paix (alors qu’il est normalement interdit aux boxeurs mécaniques de se battre en dehors du ring). Cette externalisation d’une fonction régalienne n’est pas sans poser question. Tout se passe comme si les niveaux I pouvaient servir aux pays comme armée. De là à y voir une utilisation servant des fins belliqueuses et le risque de nouveaux conflits, il y a un pas… qui n’a pas été franchi dans Levius.

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La boxe mécanique renvoie ainsi à différentes réalités en fonction de la catégorie considérée. L’aspect sportif semble peu à peu s’effacer au fur et à mesure que l’on grimpe dans la hiérarchie et la boxe mécanique devient un lieu d’expérimentation  (voir les petites affaires de la société Amethyst), un endroit où le politique et le militaire ne sont jamais bien loin renforçant un peu plus encore l’idée que dans cet univers la durée de vie est limitée – un point rappelé tant à la fin du premier chapitre qu’à la fin du tome 3, comme pour mieux boucler la boucle du premier cycle de la série.

Et notre salut ?

Le début de chaque présentation des trois premiers tomes de Levius commence par la même phrase : « Et si l’avenir de l’humanité dépendait de sa réussite…? » Les paragraphes qui précèdent ont déjà pu donner quelques éclaircissements sur cette question. Levius Cromwell est un symbole d’espoir. Parce que son corps n’a de mécanique que le strict nécessaire (un bras perdu quand il était jeune et qui lui transmet toute la souffrance qu’il inflige aux autres) ; parce que sa réussite n’est pas individuelle mais le fruit d’un travail collectif (celui de son oncle, de Bill, le sien…) ; parce qu’il a la volonté de ne pas s’en prendre à tout le monde et de sauver A.J. il contraste avec bon nombre de personnages croisés dans la série.

Peut-on en faire un superhéros pour autant ? Sur plusieurs points, Levius – et d’autres boxeurs – sont proches des superhéros de comics (voir Thierry Rogel, 2012, Sociologie des super-héros) : i) possession de capacités physiques extraordinaires ; ii) un costume (la tenue de boxe) et iii) une double identité (le Levius sur le ring n’est pas le même que celui croisé en dehors). Pour autant, Levius ne se trouve pas encore à mi-chemin entre les hommes et les dieux, son entrée dans la catégorie I changera peut-être ce point.

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Levius (jeune) et son oncle Zack Cromwell

Levius Cromwell est-il alors un esprit sain dans un corps sain ? Il y a de bonnes raisons de le penser. Du reste, un élément intéressant, entrevu dans le manga, est à noter : Levius lit la Critique de la raison pure de Emmanuel Kant. La présence de cet ouvrage m’a interpellé car je me suis demandé ce qu’elle signifiait. Une interprétation possible est que cet ouvrage nous indique que Levius pourrait être à l’origine d’une révolution copernicienne, redéfinissant ainsi les rôles du sujet et de l’objet dans la boxe mécanique et au-delà.

« Une machine sans cœur ne peut avoir de génie. »

Le monde de Levius nous entraîne dans une « nouvelle ère » où les progrès scientifiques et techniques autorisent une malléabilité des corps, dans un sens de progrès et de transformation. Les applications que l’on voit, notamment dans la boxe mécanique, sont la source d’interrogations qui trouvent nombre d’échos dans notre époque.

Les boxeurs mécaniques sont ainsi une espèce de phare, indiquant certains possibles. Leur corps amélioré réclame, en retour, un dépassement de soi, un toujours-plus qui flirte parfois avec la démesure, dans une logique de performance. D’où la profonde ambivalence de la discipline : les corps libérés peuvent rapidement devenir aliénés. Surtout, à travers des combats – nécessaires pour entrer dans les catégories supérieures – qui mettent chaque opposant à l’épreuve (faire face à la charge mentale, physique et sociale) se joue une sélection des meilleurs. C’est le prix à payer pour faire partie de l’élite des combattants et réaffirmer ainsi la logique éminemment normative du système qui passe par une forme de toute-puissance, notamment masculine, et une possible instrumentalisation des combattants à des fins qui débordent le cadre sportif.

Rendez-vous le 6 janvier pour le premier tome de Levius Est !

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N.B. : les images présentes dans cet article ont pour seule fonction d’illustrer et d’agrémenter le propos. Haruhisa Nakata, Shôgakukan, Shûeisha et Éditions Kana en sont les propriétaires.

Publié par

Anvil

Lecteur de manga, manhua, manhwa... visionneur d'animés, films... et de plein d'autres "trucs" car ma curiosité n'a (presque) pas de limites. Je suis touche-à-tout sans être bon à rien. Les avis présents ici n'ont, par conséquent, aucune prétention si ce n'est celle d'offrir un point de vue sur une œuvre qui m'a interpellé. Vous pouvez me retrouver sur Twitter : @Anvil_G ; sur Sens Critique : Anvil et ailleurs... See you Space Cowboy!

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