Innocent Rouge, vol.1 – La Révolution tranquille

La famille Sanson est de retour ! Après les 9 volumes de Innocent sa suite directe, Innocent Rouge, débute. Shin’ichi Sakamoto continue de puiser dans la vie de Charles-Henri Sanson pour nous offrir un manga historique de toute beauté, qui n’hésite pas à remplir les trous laissés par les historiens (à l’instar du manga Pline). Aussi le mangaka s’approprie-t-il le récit historique pour en faire le sien, lui donner sa couleur, le rouge bien sûr, et ses multiplies significations. Retour ci-dessous sur un premier tome qui nous rappelle, s’il en était besoin, à quel point le manga de Shin’ichi Sakamoto fait partie de ceux à lire.

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Bourreau : l’infamie nécessaire

Le temps passe ; les bourreaux se succèdent chez les Sanson qui sont toujours frappés du même opprobre social. Le « clan » doit donc être soudé et maintenir toujours la même ligne de conduite. Malheur à celles et ceux qui s’en écartent ! Le manga insiste d’ailleurs sur leur isolement : on ne les voit pas entretenir de relations avec les autres familles de bourreaux de France et d’ailleurs. Si la figure du bourreau a déjà fait l’objet de plusieurs ouvrages comme ceux de Michel Folco (Dieu et nous seuls pouvons) ou de Giacomo Todeschini (Au pays des sans-nom), Innocent Rouge nous rappelle que cette condition si elle peut être enviable sur certains points n’est guère enviée. Même les personnes travaillant pour les Sanson sont marquées par le déshonneur et ne restent souvent que peu de temps à leur service.

Le bourreau est à la fois dans et hors du monde social. Dans parce qu’il est nécessaire à l’administration de la justice du Roi. Charles-Henri le rappelle, comme son père avant lui : il tient sa charge du Roi aussi il fait ce que ce dernier lui dit de faire. Il n’a pas à discuter. Hors parce qu’il vit en dehors de la ville, isolé, parce que son activité est déshonorante. Le point important ici est que les châtiments infligés atteignent autant le corps du supplicié que l’identité des bourreaux qui l’infligent même si ces derniers apprennent à composer avec l’expérience acquise depuis le plus jeune âge.

Une expérience qui permet de connaître les bons gestes, les erreurs à ne pas commettre pour que l’exécution se passe sans faute. Les tomes précédents l’ont montré : si l’exécution dure trop longtemps, se passe mal, la foule gronde. Il est donc nécessaire pour les bourreaux de bien connaître le corps humain pour « optimiser » leurs pratiques. Le bourreau est aussi un bourreau de travail. Ainsi au domicile des Sanson une salle est consacrée à la dissection des cadavres pour parfaire leurs connaissances. Ces dernières ne servent pas seulement à tuer plus efficacement. Pour reprendre une image on pourrait dire que le bourreau a une main droite et une main gauche : s’il donne la mort il peut aussi sauver des vies grâce à ses connaissances médicales. Le bourreau est aussi médecin qui, s’il fait payer les fortunés ne demande rien aux gens modestes qui viennent lui demander de l’aide.

Charles Henri Sanson
La mort et la vie ; deux faces d’une même pièce

Tout va très bien, madame la marquise

Une certaine décadence marque l’atmosphère. Décadence du côté des « élites » qui passent leur temps à intriguer, à rechercher les faveurs de telle ou telle personne. Chacun est occupé à ses petites affaires. Versailles reste un monde d’apparence et de manœuvres qui ont pour but d’exploiter le mieux possible l’absolutisme royal. Un cas emblématique est celui des grâces royales : faire valoir ses attributs, enrober la réalité comme il faut et voilà un condamné à mort qui est gracié. Mais les grâces arrivent parfois alors que la sentence a déjà été rendue… It’s a death row pardon two minutes too late / Isn’t it ironic… Don’t you think

Un contraste apparaît alors. D’un côté les fastes, les beaux habits, l’opulence et le gaspillage de ceux qui ont les moyens. La gestion en « bon père de famille » n’est pas la règle et cela se retrouve dans la situation des caisses de l’État. Versailles affiche un déficit qui inquiète. Le défaut de paiement menace même si la France a – comme d’autres pays – une certaine habitude en la matière puisqu’on dénombre pas moins de dix faillites entre le XVIe et le XIXe siècle (dont cinq au XVIIIe) d’après Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff (This Time Is Different). Pour autant s’il y a un déficit, le roi Louis XV souhaite quand même dépenser sans compter, afin d’offrir un (très) joli cadeau à Madame du Barry. Sont ici posés des éléments qui contribueront des années plus tard à l’Affaire du collier de la reine.

De l’autre côté figure le Tiers État notamment le peuple et autres petites gens. C’est sur eux que repose la majorité des taxes, impôts, qui alimentent les caisses de l’État. Á plusieurs reprises dans la série des annonces sont faites concernant un relèvement des taux. Aussi ce peuple qui doit donner toujours plus vit-il dans des conditions précaires. Il est miséreux, ce que le manga rend avec des figures marquées par la saleté, des dents absentes… Ils se jettent sur les pavés sales pour boire le vin que le comte De Luxe jette par la fenêtre de son carrosse. Un loisir gratuit consiste alors pour le peuple à assister aux exécutions où le bourreau vient leur donner du spectacle codifié.

Chute
Plus dure sera la chute

Sœur et frère

Jusqu’ici tout va bien mais des étincelles apparaissent, qui se retrouvent chez certains personnages appelés à une certaine célébrité lors de la Révolution comme Robespierre… mais aussi, et surtout, chez les Sanson. En effet, au fil des ans un fossé s’est creusé entre Charles-Henri et sa sœur Marie-Josèphe. Le temps et les événements les ont séparés. Charles-Henri se retrouve à la tête de la famille depuis que son père est fortement diminué. Cela le conduit petit à petit à changer, tant du point de vue physique qu’au niveau de sa pensée. S’il n’a sans doute pas tiré un trait sur toutes ses idées de jeunesse il s’est davantage coulé dans les traditions familiales. Au contraire de Marie-Josèphe.

La hako musume est sortie de sa boîte, elle a en grande partie brisé les murs de sa prison. Plus encore dans Innocent Rouge, Marie-Josèphe incarne le penchant militant, révolutionnaire que ce soit par ses coupes de cheveux, ses propos, ses coups d’éclats. En plus de défendre sa place dans l’univers des bourreaux, de faire valoir que son sexe ne doit pas être considéré comme un défaut elle compte bien se venger des aristocrates, notamment parce que l’un d’eux a éliminé son premier amour. On devine alors qu’un conflit semble inévitable, à terme, avec son frère. La guerre des Sanson aura-t-elle lieu ?

Graphiquement, Innocent Rouge continue le sillon tracé par Innocent. Le caractère androgyne des personnages s’efface par moments pour mieux ressortir sur certaines planches. Le jeu sur les ombres et les lumières est toujours aussi maîtrisé tout comme les visages, les symboles et allégories dont la plupart peuvent être lus sans grande difficulté. La lisibilité est toujours de mise et on s’arrête parfois lors de telle ou telle explosion graphique, notamment lors des double-pages, comme pour contempler un tableau.

La guide du peuple
La Liberté ou la Mort guidant le peuple

Pour quelques diamants de plus

Innocent Rouge vol.1 conserve les mêmes forces qu’Innocent à savoir des thématiques toujours aussi bien exploitées et mises en image, des personnages centraux qui ont une réelle présence, une maestria graphique toujours plus convaincante. Le manga de Shin’ichi Sakamoto est un tourbillon envoûtant et sanglant, qui promet de monter encore en puissance au fil des tomes. S’inspirer de cette période de l’histoire de France et nous la montrer du point de vue des Sanson est un coup de maître qui fait de cette série une des incontournables du genre et du manga.

P.S. : les images présentes ici n’ont qu’une fonction illustrative. Elles demeurent la propriété de Shin’ichi Sakamoto, Shûeisha et des éditions Delcourt/Tonkam.

Publié par

Anvil

Lecteur de manga, manhua, manhwa... visionneur d'animés, films... et de plein d'autres "trucs" car ma curiosité n'a (presque) pas de limites. Je suis touche-à-tout sans être bon à rien. Les avis présents ici n'ont, par conséquent, aucune prétention si ce n'est celle d'offrir un point de vue sur une œuvre qui m'a interpellé. Vous pouvez me retrouver sur Twitter : @Anvil_G ; sur Sens Critique : Anvil et ailleurs... See you Space Cowboy!

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